Portrait

Les liens aériens
d’une fille de la terre

Un portrait de Lise Bertholet
par
Sonia Zoran

Elle est si fine, qu’on pourrait la croire prête à se rompre, qu’elle soit maille ou femme. Elle est légère, joue avec l’air. Ses mains travaillent le fil, en avant, en arrière, recommencent, tels des papillons. Ses créations, étoles ou manchettes, pull ou gilet, habillent et dévoilent. Si on les lance vers le ciel un jour de vent, je parie qu’elles s’envolent. Mais Lise Bertholet est aussi faite de ténacité. La trame s’est affirmée avec les années. On le voit dans la précision de son travail, on le sent quand on la rencontre. Dans son atelier, avec son immense métier à tisser. 

Le tissage est fait de liens, anciens, puissants. Son vocabulaire est presque celui de la contrainte : il y  est question de chaîne (les fils longitudinaux), qu’il s’agit d’enrouler pour les maintenir tendus. De cadre, de nouage et même d’armures, le terme générique des différents motifs possibles. Pour la machine à tricoter, aussi petite que le métier est grand, il est question de mailles et de points, d’aiguilles qui retiennent, par des crochets, fermés. Mais alors ? La finesse, la légèreté ? Les crochets peuvent s’ouvrir… Un chariot parcourt la machine, comme les navettes glissent, d’un bout à l’autre du métier à tisser. Du mouvement donc. Des mains aux pieds, jouant avec des pédales qui rappellent celles d’un orgue.

Voici la trame sur laquelle Lise exprime son élan. Du solide, de l’ancien et un mouvement vers l’épure. Un bol de thé dans ses mains, gantées de manchettes de mohair, grises et noires, les siennes évidemment, elle raconte. L’enfance d’une fille de paysan, à Château- d’Œx. Une grande famille, cinq enfants, une ferme posée sur la piste de ski, des vaches. « Petite, j’étais toujours dehors, avec mes quatre frères et sœurs. On aidait aussi beaucoup aux travaux de la ferme, surtout l’été pour les foins. En grandissant, j’ai aimé rester au chaud et bricoler à l’intérieur. » Bricoler ? Elle a surtout tricoté, « dans le salon, qu’on appelait la chambre de ménage, la seule chauffée avec la cuisine. » Le tricot, elle pense l’avoir appris à l’école et le pratiquait plutôt seule : « Avec cinq enfants maman avait assez à faire et plutôt du raccommodage. » Au moment de choisir un métier, Lise hésite : « J’ai toujours voulu faire quelque chose de mes mains, je ne savais pas quoi, je pensais à la poterie, peut-être… Ce dont j’étais sûre, c’était que je ne voulais pas quitter la région.  Alors j’ai commencé par un apprentissage de commerce. » Ça mène à tout, c’est ce qu’on dit aux jeunes. Et ce fut vrai : Lise fut ainsi cuisinière, plusieurs années de suite, dans une colonie de vacances et de séjours d’école à la montagne, aux Mosses. Ce qui avait pour avantage de lui laisser de grandes périodes de congé en automne et au printemps : « J’en ai profité pour faire des stages et des cours d’arts visuels en Valais. »

Elle était si attachée à sa montagne qu’elle aurait pu s’imaginer femme de paysan : « J’avais aussi fait l’école ménagère de Marcelin, parce qu’il y avait des travaux manuels, des petits jouets en bois. Et  un métier à tisser ! » Ce fut le premier vrai contact avec le tissage.

« Quelque part dans un coin de ma tête… », ce n’était toujours pas clair. Alors Lise multiplie les stages de tissage, en Suisse alémanique, en Belgique. « Après quelques écharpes et nappes, j’ai compris qu’il fallait aller plus loin. » Jusqu’à l’École d’arts appliqués (CSIA) de Lugano, pour une formation complète de tisserande (1991). Lise y découvre la création textile et les expositions de la région milanaise. Trois ans d’ouverture et de sorties avec les autres élèves, plus jeunes qu’elle. Dans le train pour rejoindre Lugano, elle tricote et imagine des tissages de fils fins.

Quand la vie commence à prendre son propre élan, elle surprend toujours. Ce fut d’abord la rencontre d’un Lausannois sur la piste de ski. Lise qui doutait de tout, sauf de son désir de rester dans sa région, suit le jeune chercheur en biologie jusqu’en Californie. Elle n’y travaille pas, mais achète un métier et complète sa formation dans un centre d’arts textiles à San Francisco. Au retour, elle aura trois enfants et un atelier installé dans sa maison, à Chardonne. L’échange de gardes avec une voisine lui permet de créer et affirmer ce qui deviendra son style : les armures légères et les mailles fines. Avec des points simples : elle travaille surtout les couleurs et les matières.

Un passage par Lutry, quelques expositions personnelles, l’Atelier du textile à Chardonne, dès 2008, puis l’atelier À l’angle à Vevey, en 2014. C’est toujours là qu’elle expose, travaille et reçoit. Dans ce lieu ancien, voûtes et recoins, ses créations et ses couleurs évoquent la mer. On dirait des filets de pêche, ou plutôt de sirènes. Des rouges, grenat, pourpre, incarnat, qui se mêlent, partent vers l’orange ou la prune. Toutes les teintes de l’eau, du vert au bleu, du céladon à l’indigo, jusqu’au violet, pour la tempête ou le ciel pour les cieux. On y revient, à l’aérien, toujours. Et à la neige, peut-être : dans la bibliothèque, son rangement de bobines, un étage entier est dévolu aux blancs, gris, beiges, taupes, noirs. La neige, la terre.

(…)

Si Lise a toujours douté – « ce métier n’est pas viable » – elle a réussi à tenir. « Je paie mes frais, réinvestis beaucoup mais peux parfois payer des vacances. Je suis heureuse quand une pièce apparaît, elles sont chaque fois différentes. Et si contente de les voir portées. » Ses créations lui ressemblent : elles semblent fragiles, mais le lin ou le mohair le sont-ils? Elles sont douces mais doubles aussi, souvent, dans leurs mailles, tels ces tours de cou ou colliers tricotés. Légères mais fortes présences. Quand elle tisse, Lise écoute des chansons presque douces, Thiéfaine, Cohen. En changeant ses fils doubles un par un, pour passer d’une couleur à l’autre, elle crée des nuances plutôt que des ruptures. Fille de la terre qui a besoin d’air, elle a lié les deux et si elle doute encore, rêve toujours de sa montagne, c’est en sourdine, à l’intérieur. Une femme, une faille, qui, comme celle chantée par Leonard Cohen, laisse passer la lumière.